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70 ans de la Cimade à Pau et Gurs : synthèse de Frédéric Rognon, observateur de ces trois jours de manifestations.

5 février 2010

Du 29 au 31 janvier 2010, Frédéric Rognon (Professeur de Philosophie des Religions) a observé les manifestations organisées par la Cimade Sud Ouest à l’occasion des 70 ans de l’association. Avant de mettre en ligne le bilan de ces journées, retrouvez la synthèse lue au public du Palais Beaumont le dimanche 31 janvier à 12h30.

70 ans de la Cimade Pau – Gurs, 29-31 janvier 2010

Contre l’enfermement administratif : histoire d’une solidarité

Chers amis, faire une synthèse de ces trois journées est à l’évidence une gageure. Chacun repartira tout à l’heure plus riche, plus ouvert, peut-être même plus intelligent, et plus déterminé. Plus riche de tous ces témoignages d’un passé sombre et trop souvent occulté. Plus ouvert sur nos frères et sœurs en humanité, et plus intelligent, mieux équipé pour comprendre le monde que nous partageons avec eux aujourd’hui. Plus déterminé à s’insurger contre l’inacceptable, à s’engager et à se battre encore demain. Plutôt qu’une synthèse, je vous proposerai donc quelques réflexions et quelques questions (questions critiques, au sens noble du terme « critiques »), pour continuer à cheminer, précisément autour de ces trois simples mots : le passé, le présent, l’avenir. Hier, aujourd’hui, demain.

Le passé tout d’abord. Chers amis, au risque de vous provoquer, je vous pose d’emblée la simple question : à quoi bon commémorer ? À quoi bon commémorer les 70 ans de la Cimade ? Et à quoi bon le faire ici, à Pau et à Gurs ? Paul Ricoeur, dans l’un de ses derniers livres (La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, 2000), nous mettait en garde à la fois contre le déficit de mémoire, et contre l’abus ou l’excès de mémoire. Cela avait été très mal compris et très mal reçu, à l’heure du culte de l’absolu du devoir de mémoire. L’abus de la mémoire tend à la substituer à l’histoire, c’est-à-dire à instrumentaliser une mémoire qui est toujours sélective, toujours idéologique. Comment donc articuler histoire et mémoire ? Denis Peschanski, hier, nous alertait contre les risques du simplisme, des raccourcis historiques et des continuités artificielles entre le passé et le présent, par exemple entre la Shoah et les expulsions des sans-papiers aujourd’hui. Mais l’étude du passé permet, disait-il, de mieux connaître les mécanismes de dérives en régime démocratique, afin d’être en mesure de les repérer aujourd’hui. Le lien entre le passé et le présent est donc fait de ruptures et de continuités, et il importe de discerner les unes et les autres. L’enfermement administratif a répondu à des logiques différentes dans les quatre périodes qu’il a identifiées entre 1938 et 1946, mais il s’agissait dans tous les cas d’une rétention de personnes, non pour ce qu’elles avaient fait, mais pour ce qu’elles étaient : comme aujourd’hui ! Nous y reviendrons. Olivier Lecour Grandmaison a lui aussi montré la combinaison de continuité et de discontinuité dans la généalogie des figures des « indésirables ». L’une des continuités les plus remarquables est la permanence des lieux d’internement. On pourrait ajouter que sur un même lieu de détention se succèdent différents types d’« indésirables », les « désirables » d’un jour devenant les « indésirables » du lendemain, par simple inversion du stigmate. Buchenwald est devenu, en 1945, et pendant une dizaine d’années (soit plus que durant sa période d’utilisation par les nazis), un goulag de la RDA à l’encontre des nazis ou des ex-nazis. Geneviève Jacques, dans l’introduction à la petite brochure de présentation de l’exposition sur l’histoire de la Cimade, reconnaît que celle-ci a fait preuve de partialité en se taisant sur les violations des droits de l’homme dans le camp dit « socialiste » pendant la guerre froide. Il importe en effet de regarder en face non seulement notre passé national, mais aussi notre passé associatif. Continuité et rupture, inversion et reproduction, , discontinuité et retour du refoulé après un temps de latence : le monde est complexe. En d’autres termes, la meilleure façon de faire jouer passé, présent et avenir, c’est d’instaurer entre eux une relation dialectique : chacun de ces trois pôles écoute les interpellations de chacun des deux autres, s’en nourrit, et se fait nourricier de chacun des deux autres.

À quoi bon, maintenant, commémorer sur place, sur le lieu de mémoire, à Gurs et pas simplement avec des photos de Gurs ? Monsieur le maire de Gurs a parlé de « pèlerinage » de la Cimade. Oui, à condition de retirer la dimension magique du terme de « pèlerinage ». Viviane Gross a précisé qu’en allant sur place, nous rendons plus tangibles et plus concrètes les conditions de vie des internés et des équipiers Cimade de cette époque. Oui, à condition d’accompagner la visite de ces témoignages si bouleversants que nous avons entendus hier à la salle des fête de Gurs, de la bouche d’Angelita Bettini, de Jacques Maury, de Jacques Vanhains et de Roger Parmentier. Dans Le Figaro du 29 janvier (vous voyez que j’ai de saines lectures…), il était fait état d’une enquête réalisée par l’Agence des droits fondamentaux de l’Union Européenne auprès de jeunes des 27 États de l’Union, et qui révèle que pour l’immense majorité d’entre eux, la confrontation directe avec un lieu mémoriel comme Auschwitz ou le Struthof, avait eu un impact considérable sur le développement de leur conscience citoyenne. C’est pourquoi ces lieux doivent être entretenus. Car il arrive hélas que l’histoire bégaye. Comme le rappelait Patrick Peugeot, citant Simone Veil citant Brecht : « Il est encore fécond le ventre qui enfanta la bête immonde ». Petite anecdote personnelle : il y a deux ans, j’ai été à Auschwitz-Birkenau ; comme vous le savez, un wagon a été laissé comme témoin au bout du rail où descendaient les déportés juifs, qui franchissaient ensuite les 200 mètres le séparant de l’entrée du camp de Birkenau ; eh bien, j’ai pu constater, j’ai vu de mes yeux vu, qu’une famille avait eu la bonne idée de construire sa villa entre le wagon et l’entrée du camp, juste là où quelques centaines de milliers de juifs ont marché vers la mort. L’an dernier, j’ai emmené mes étudiants dans un voyage sur les pas de Dietrich Bonhoeffer ; et à Flossenbürg, dans le camp où Bonhoeffer a été pendu et brûlé, des HLM ont poussé exactement sur les traces des baraques. Nous basculons là de l’excès de mémoire au déficit de mémoire : l’équilibre est toujours instable entre les deux, et la vigilance s’impose. D’où l’importance du juste discours à tenir devant les groupes scolaires vendredi. Geneviève Armand-Dreyfus a trouvé les mots justes pour leur raconter l’histoire des camps, en leur montrant notamment d’où venait la notion de « camp de concentration », depuis Cuba et la guerre des Boers à la fin du XIXe siècle. Quant au spectacle Peau d’âme, s’il a su captiver ces jeunes, c’est sans doute, au-delà du jeu magnifique des actrices, Gigi Bigot et Michelle Buirette, parce qu’Angèle était « la reine du flash-back » sous son pommier : la reine de la dialectique entre passé, présent et avenir.

Après ces réflexions sur le passé, le présent, maintenant. Je commencerai par un clin d’œil du grand humoriste Raymond Devos, que j’affectionne particulièrement. « J’ai un ami qui est xénophobe, racontait-il. Il a horreur des étrangers. Il aime tellement peu les étrangers, que lorsqu’il voyage à l’étranger, il ne se supporte plus lui-même ! » Comme toujours, l’humour est une dérision qui se greffe et repose sur un fond de vérité. Oui, chers amis, au risque de vous provoquer, il me semble que ces trois jours ont constitué une belle contribution à l’actuel débat sur l’identité nationale… Le ministre pourra être content de nous ! Plutôt que de bouder ce débat, nous y avons en quelque sorte participé en posant quelques questions naïves : quelle identité pour quelle nation ? N’y a-t-il pas un peu d’altérité dans notre identité, un peu de l’autre en moi ? (c’est bien ce que Raymond Devos disait à travers son sketch). De même que la philosophie se demande : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », de même nous nous sommes demandés : « Pourquoi suis-je de telle nationalité et non pas de telle autre ? » Et que ferais-je si j’étais tchétchène aujourd’hui, est-ce que je ne chercherais pas à venir en France par tous les moyens ? Se mettre ainsi à la place de l’autre… Le film d’hier soir, En terre étrangère, nous a montré à quel point nous avons besoin d’une identité nationale ouverte, généreuse. Paul Ricoeur, dans son livre intitulé Soi-même comme un autre (Les Éditions du Seuil, 1995), montrait que toute identité, personnelle ou collective, était constituée d’une dialectique entre deux pôles, ce qu’il appelait idem et ipse : idem, c’est la colonne vertébrale immuable de l’identité ; et ipse, c’est tout ce qui, dans notre identité, nous a été donné par les autres, c’est l’altérité constitutive de l’identité.

L’enfermement administratif, nous l’avons dit, consiste à interner des personnes non pour ce qu’elles ont fait, mais pour ce qu’elles sont. Le délit tient donc au fait d’être né ici plutôt que là. Je précise tout de même, qu’à la Commission « Justice et Aumônerie des Prisons » de la Fédération Protestante de France, où nous travaillons ces questions, nous avons pris conscience du fait que cette dérive de l’internement administratif n’est qu’un cas particulier, au sujet des étrangers sans-papiers, d’un mouvement de fond, d’une dérive générale de notre système judiciaire, qui tend de plus en plus à remplacer la culpabilité par la dangerosité. C’est un glissement de la réclusion comme sanction, à la réclusion comme présomption de menace pour l’ordre social. Et on maintient en détention des condamnés ayant purgé leur peine, compte tenu du risque de récidive, du danger potentiel, imaginé par les procureurs et certains juges, et en dernière instance, par l’opinion. Alors, si le délit consiste à être né ici plutôt que là, le délit de solidarité consiste, pour ceux qui sont bien nés, à venir en aide à ceux qui sont mal nés. Serge Portelli et Jean-Paul Nuñez viennent de témoigner combien, que l’on soit à l’intérieur de l’appareil d’État (comme Serge Portelli) ou à l’extérieur (comme Jean-Paul Nuñez), on est parcouru des tensions entre légalité et illégalité, obéissance et désobéissance. C’est ce que Philippe Breton, dans son tout récent livre (Les refusants, La Découverte, 2009) appelle « les refusants » : ceux qui ont le courage, en conscience, de dire « non ». Et il décrit les ressorts de l’insurrection des consciences. Mais l’expression « délinquance de la solidarité » n’est-elle pas un oxymore ? (comme « monter en bas », « descendre en haut », « de l’eau sèche » ou « une obscure clarté »). Les différents modèles métaphoriques de la solidarité (modèles juridiques, biologiques, économiques) expriment une solidarité positive : quand le bâtiment va, tout va ! Et les entreprises de sous-traitance bénéficient, par solidarité, de l’essor d’un secteur économique. Seul un contre-modèle pathologique peut justifier l’oxymore : la solidarité des cellules cancéreuses, qui gagnent tout le corps. Les « délinquants de la solidarité » seraient-ils comme un cancer pour le corps social ? Mais par inversion du stigmate, ne leur décernera-t-on pas un jour une médaille des Justes ? Nous avons entendu le témoignage à la fois si sobre et si profond d’Amélie Duguet et de Marie Brien, dans leur engagement au quotidien au centre de rétention de Toulouse : « On sait pourquoi on y est, et on sait pourquoi il faut qu’on y reste ». Laurent Giovannoni nous a dit hier à quel point la Cimade avait la passion de vivre ses contradictions : contradictions entre légalité et illégalité, contradictions entre l’aide concrète aux personnes qui connaissent un basculement de leur vie, et le risque de caution humanitaire portée à l’industrialisation de l’expulsion. Contradictions, tensions, questions qui demeurent pour demain.

Ainsi, après quelques réflexions sur hier et sur aujourd’hui, venons-en à demain. Chers amis, au risque de vous déranger encore un peu, je vous pose la question : saurons-nous garder intacte demain notre capacité d’indignation, de colère et de résistance citoyenne ? Chiara Tamburini nous a annoncé que la prochaine bataille sera pour les accords avec le Pakistan et la Libye. Serons-nous en mesure de nous mobiliser, députés européens et société civile, en nous y prenant plus tôt qu’avec la Directive Retour pour avoir un peu plus de succès ? Tel est le défi qui nous attend dans un avenir proche. Mais il y a un principe qui devra nous guider demain comme il nous a guidés hier et nous guide encore aujourd’hui : face à une politique du chiffre, nous devons toujours garder le souci de la personne singulière, concrète, unique, celle qui a un nom et une histoire irréductible à toute autre. Angèle, dans Peau d’âme, juste après la déportation des femmes juives de Rieucros, regardait les étoiles en nommant chacune. Chacune avait un nom, une personnalité, une histoires, une vie faite de joies et de peines, de sentiments et d’épreuves. Hier, c’était Myriam, Déborah, David. Aujourd’hui Abdel, Yusuf, Elzir… Et demain ? En tout cas des personnes concrètes, dans leur singularité.

Il y a encore un moment de notre rencontre dont je n’ai pas parlé, et pour cause, puisqu’il n’a pas encore eu lieu : c’est le culte de cet après-midi. Je ne sais pas du tout ce que va dire Jean-Paul Nuñez dans sa prédication, mais je vais quand même l’évoquer par anticipation, en m’adressant plus particulièrement à ceux d’entre nous qui partagent la foi chrétienne, pour faire droit aussi aux racines protestantes de la Cimade, dont Isabelle Larrouy a rappelé le souci de rassemblement le plus large possible. Où trouver la force de continuer demain ? Dans quatre formules, quatre paroles de vie :

– Tout d’abord l’expression de Dietrich Bonhoeffer : « Résistance et soumission ». Résister aux hommes et se soumettre à Dieu. Luther disait aussi que le Chrétien est celui qui est debout devant les hommes et à genoux devant Dieu. Debout devant les hommes parce qu’à genoux devant Dieu.

– Ensuite, rappelons-nous qu’en grec, le mot que l’on traduit en français par « ressusciter » veut tout simplement dire : « se lever ». Chaque matin en nous levant, nous pouvons nous savoir ressuscités, pour trouver la force d’aider les autres à se relever.

– Troisième formule, cette citation que beaucoup d’entre vous connaissent sans doute, mais qui en réalité est inexacte : « Prie comme si tout dépendait de Dieu, et agis comme si tout dépendait de toi-même ». J’ai fait quelques recherches au sujet de cette citation, et j’ai découvert tout d’abord qu’elle nous vient du Père Evenesi, un jésuite hongrois du XVIIIe siècle, mais surtout qu’elle est en fait un peu différente : « Prie comme si tout dépendait de toi-même, et agis comme si tout dépendait de Dieu ». Cette dialectique me semble beaucoup plus suggestive et stimulante : sois pleinement présent à ta prière, et Dieu sera pleinement présent à ton action. Nous ne sommes en effet ni de purs contemplatifs, ni de purs activistes, mais des « contempl’actifs », pour qui la prière donne souffle à l’action, et l’action donne corps à la prière.

– Enfin, dernière formule, lorsqu’on lui disait que le christianisme avait échoué, qu’il n’avait pas su empêcher les injustices et les abominations, qu’il les avait même parfois cautionnées, Théodore Monod répondait tranquillement : « Le christianisme n’a pas échoué, parce qu’en réalité, on ne l’a pas encore essayé ». Alors essayons-le maintenant !

Et puisque nous sommes à Pau, tout près de Lescar, je terminerai ces quelques réflexions par une formule d’envoi qui nous vient de Bernard Charbonneau : « Penser globalement, agir localement ». Cette formule peut être un grand encouragement pour la Cimade : trouver demain les mêmes forces qu’hier et aujourd’hui pour comprendre le monde complexe dans sa globalité, et poursuivre le combat dans chaque lieu où une personne concrète et singulière se trouve bafouée dans ses droits les plus élémentaires.

Frédéric ROGNON

Auteur: Service communication

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